La notion de transfert des connaissances est-elle devenue obsolète ? 

Il y a quelques décennies, la notion de transfert était omniprésente dans le discours pédagogique, un peu comme une quête du Graal. "Le transfert est sûrement le phénomène le plus important et le plus mal connu du processus d'apprentissage" (Raynal & Rieunier, 1997, p.486).


Cette notion est-elle devenue obsolète et pourquoi est-elle si peu présente sur la scène pédagogique aujourd'hui ?

C'est à ces deux questions que je tente de répondre dans ce billet. Pour être rapidement au clair, je laisse la parole à Philippe Meirieu pour une première réponse. 


"Le psychologue cherche à savoir si le transfert existe. Le pédagogue affirme qu'il faut qu'il existe, qu'il faut le faire exister, pour que l'activité d'enseignement soit émancipatrice".(Meirieu, 1996, p. 99)

Commençons par définir la notion de transfert dans l'apprentissage (à ne pas confondre avec le transfert psychanalytique que je n'aborderai pas ici). Selon Meirieu, le transfert consiste, pour l'apprenant, à réutiliser des connaissances acquises dans une situation pédagogique, dans une autre situation et à sa propre initiative. Le transfert relève également des moyens que le pédagogue met en oeuvre pour permettre à l'apprenant de se dégager de la situation d'apprentissage pour réutiliser ses connaissances; le transfert a donc à voir avec l'autonomie de l'apprenant. Selon Meirieu toujours, le transfert est la condition de l'apprentissage et non l'inverse. Le transfert est donc avant tout une exigence pédagogique, en ce sens que :

  • une éducation qui ne placerait pas le transfert au coeur de ses préoccupations ne serait nullement émancipatrice, ce ne serait pas une éducation,
  • une acquisition qui entretiendrait la dépendance avec les conditions, le contexte et les matériaux grâce auxquels elle s'est produite, assignerait le sujet à une répétition mimétique, d'ailleurs impossible et absurde,
  • un apprentissage qui ne se soucierait pas d'ouvrir de nouvelles perspectives d'apprentissage serait simple conditionnement. (Meirieu, 1994, p. 2)

Le transfert procède d'un double mouvement - projection rétroactive et projection proactive - à savoir qu'en situation d'utilisation, le sujet recherche dans le passé des situations du même type auquelles il a été confronté (rétroactive) et en situation de formation, le sujet anticipe des situations de même type auxquelles il est susceptible d'être confronté (proactive). (Meirieu, 1994, p. 4).

Plusieurs auteurs (Tardif, Meirieu, Perrenoud, entre autres) ont décortiqué le processus de transfert  en trois étapes :

  • Contextualisation : toute notion apprise est apprise dans un certain contexte, elle est donc contextualisée, c'est la tâche (ou situation ou contexte) source.
  • Décontextualisation : il s'agit pour l'apprenant de sortir les connaissances de leur contexte d'acquisition, de dégager des règles, des principes, des modèles.
  • Recontextualisation : il s'agit pour l'apprenant d'appliquer les nouvelles connaissances dans une ou plusieurs autres situations (situations cibles) et, pour ce faire, repérer les similitudes et les différences entre la situation source et les situations cibles afin d'identifier les possiblitlés de transfert. 


Si le transfert est une exigence pédagogique et une condition à l'autonomisation de l'apprenant, comment se fait-il que cette notion ait plus ou moins disparu du discours pédagogique ambiant?  une rapide recherche sur Google montre que les premiers résultats datent  des années 1990. J'émets l'hypothèse que l'approche par compétence, de par son pouvoir de transfert, a ré-orienté le débat pédagogique. En effet, développer des compétences, c'est développer le transfert, puisqu'une même compétence doit pouvoir s'exercer dans une famille de situations ou dans diverses situations professionnelles (pour la formation professionnelle qui nous concerne). Rappelons que les situations professionnelles "rendent compte de l'étendue de la compétence (...) et répondent à la question de savoir dans quelles situations (ou quelles circonstances, quelles conditions, quels lieux) il sera attendu que les étudiants mobilisent ce savoir-agir (savoir-agir spécifique)" (Poumay et al. 2017, p.46). Il est possible de déduire qu'enseigner par compétences inclut de facto le transfert. Formidable, me direz-vous, on peut donc oublier les défis liés au transfert et considérer qu'enseigner dans une approche par compétences résoud le problème. Ce serait le cas si les formations se situaient réellement et complètement dans une approche par compétences, si les programmes définissaient des familles de situations qui soient travaillées régulièrement et de manière explicite avec les étudiants (en termes de similitudes et différences). Il me semble qu'il reste du chemin à faire dans ce domaine. 


Les neurosciences confirment l'importance de travailler le transfert. Le fait que "les neurones qui s'activent ensemble se connectent ensemble", loi de Hebb (voir présentation du livre de Masson) peut avoir un effet négatif sur le transfert des apprentissages. En effet lorsque l'on apprend quelque-chose, on l'apprend toujours dans un certain contexte; ce contexte active des neurones spécifiques, les neurones dits "de contexte" qui auront tendance à se connecter aux neurones liés à l'apprentissage à réaliser. Il sera dès lors plus difficile de réactiver ces connaissances apprises dans un contexte différent. (Masson, 2020, p. 33). Ce fonctionnement cérébral nous invite à décontextualiser et recontextualiser les apprentissages afin de les connecter à d'autres neurones "de contexte", autrement dit à travailler le transfert. 


L'effort pédagogique centré sur le transfert des connaissances semble donc toujours d'actualité et l'approche par compétences n'inclut pas automatiquement ce travail de contextualisation-décontextualisation-recontextualisation. Il est donc nécessaire de penser les activités pédagogiques dans la direction du transfert afin de nous situer complètement dans une approche par compétences.


Comment procéder ?

Cette question mériterait un ouvrage entier et ce n'est pas mon propos. Toutefois, arrêtons-nous un instant sur quelques éléments favorables au transfert.

  • Premièrement, enseigner dans une approche par compétences peut être favorable au transfert, pour autant que les situations professionnelles et leurs caractéristiques soient explicitement mises en lien avec les compétences visées et les apprentissages critiques. 
  • Dans la phase de contextualisation, on veillera à proposer aux étudiants des situations les plus authentiques possibles, significatives pour ces derniers. La situation "source" sera une situation de la vie réelle et non une situation scolaire. On évitera, par exemple, de proposer une situation d'apprentissage qui soit pensée en fonction de la situation d'examen, auquel cas les étudiants travailleront pour réussir leur examen, mais pas pour réussir dans leur vie professionnelle. On aidera les étudiants à identifier les caractéristiques de la situation, les nouvelles connaissances à acquérir et les connaissances antérieures à mobiliser. On proposera par exemple : des projets à réaliser, des études de cas, des problèmes professionnels à résoudre, en veillant à ce que le niveau de difficulté et de complexité soit atteignable par les étudiants.
  • Dans la phase de décontextualisation, on aidera les étudiants à distinguer  les connaissances de leur application à la situation. On dégagera avec eux des concepts, des principes, des règles, des connaissances générales, qu'elles soient déclaratives ou procédurales. 
  • Dans la phase de recontextualisation, on proposera aux étudiants de nouvelles situations dans lesquelles les connaissances acquises seront utiles. On les aidera à repérer les similitudes et différences entre la situation source et plusieurs situations cibles. Pour favoriser l'autonomie des étudiants, on les incitera à trouver eux-mêmes de nouvelles situations cibles. 


En résumé 

  • Le travail sur le transfert est une exigence pédagogique qui vise l'autonomie de l'apprenant.
  • Même dans une approche par compétences, le transfert n'est pas automatique et doit faire l'objet d'un travail formel et explicite avec les étudiants.
  • Le travail sur le transfert ne s'arrête jamais puisque la phase de contextualisation d'un nouvel apprentissage, en identifiant des connaissances antérieurement acquises à mobiliser, constitue une recontextualisation des apprentissages antérieurs. 





Références

Masson, S. (2020). Activer ses neurones pour mieux apprendre et enseigner. Paris : Odile Jacob.

Meirieu, P. (1996). Frankenstein pédagogue. Paris : ESF.

Meirieu, P. (date inconnue). Petit Dictionnaire de Pédagogie. https://meirieu.com/DICTIONNAIRE/transfert.htm

Meirieu, P. (1994) Le transfert de connaissances, éléments pour un travail en formation, https://meirieu.com/OUTILSDEFORMATION/transferttexte.pdf


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