Représentations-conceptions et obstacles à l'apprentissage

Dans mon billet concernant les apprentissages critiques, je propose de considérer les obstacles à l'apprentissage comme point de départ pour la formulation des apprentissages critiques. 

Il est peut-être nécessaire, dès lors, de revenir sur la notion d'obstacle à l'apprentissage et sur celle de représentations ou conceptions.


C'est l'objet de ce billet. 

Les notions de représentations (ou conceptions selon les auteurs et les périodes) et d'obstacle à l'apprentissage m'ont toujours semblées essentielles à considérer dans mon rôle d'enseignante. Lorsque j'enseignais aux futurs enseignants en soins infirmiers - à l'Ecole Supérieure d'Enseignement Infirmier de la Croix-Rouge Suisse (ESEI) - je consacrais un module de deux semaines complètes à ces notions. Inutile de préciser que ce billet ne fait qu'effleurer le sujet et vous donner envie d'en savoir plus en vous référant aux ouvrages mentionnés au bas de l'article.


Revenons brièvement sur la notion de représentation-conception (par la suite, j'utiliserai ces deux termes comme synonymes)


Il est nécessaire de se souvenir que tout apprenant n'est pas vierge de savoir ou de représentation quant il débute un apprentissage. Ses bribes de savoir, ses idées préconçues, ses valeurs et convictions forment les représentations ou les conceptions. En me référant aux différents auteurs qui ont décrit cette notion (Giordan, Astolfi, Develay, pour ce qui est du savoir scientifique, mais cette notion a également été développée par les sciences sociales, entre autres par Moscovici, Herzlich, Jodelet, par exemple), je peux résumer les caractéristiques d'une conception par ces quelques points :


  • C'est un modèle explicatif, organisé, simple et cohérent, en rapport avec le niveau de connaissances et l'histoire de l'apprenant.
  • Elle ne correspond pas (ou pas entièrement) au savoir scientifique.
  • Elle dépend du contexte socio-culturel dans lequel elle est émise.
  • Elle est personnelle et peut évoluer.
  • Elle est à l'origine de ce que pensent, disent, écrivent , dessinent les apprenants.


Un exemple concret : dans une classe enfantine, la maîtresse est enceinte. Les élèves lui posent de nombreuses questions sur le bébé, et une petite fille dessine sa maîtresse et le bébé. Je ne peux pas reproduire ici son dessin, mais elle dessine l'utérus, le liquide amniotique et le bébé, sauf que le liquide ne remplit pas l'entier de la poche et le bébé a la tête hors de l'eau "pour pouvoir respirer"! Quelqu'un a vraisemblablement expliqué  à cette petite fille que le bébé était dans une poche pleine de liquide et elle s'est forgée une représentation en fonction de ce qu'elle connaît de la vie, à savoir que l'on doit garder la tête hors de l'eau pour pouvoir respirer. 


Cet exemple montre comment se construit une représentation, mais il montre également que, si l'on ne tient pas compte des représentations dans l'enseignement, deux systèmes explicatifs parallèles cohabitent : celui issu de ce qui a été enseigné - ici, dans la vie intra-utérine, le bébé est dans une poche pleine de liquide - et celui issu des connaissances antérieures - ici, quand je vais à la piscine, je ne peux respirer que si j'ai la tête hors de l'eau - 


La recherche en pédagogie montre que les conceptions ont la vie dure et que, hors d'une situation d'examen ou quelques mois après un enseignement, c'est le premier sytème explicatif qui est mobilisé (les conceptions). Je vous encourage à tenter l'expérience du pré-test  et post-test dans votre enseignement. Vous posez aux étudiants quelques questions simples et proches de la vie quotidienne avant votre enseignement et reposez les mêmes questions après l'enseignement. Mais attention ne vous contentez pas d'un post-test immédiat. Reposez les mêmes questions six mois après l'enseignement et vous serez surpris de constater à quel point les représentations ont la vie dure, surtout si vous n'en n'avez pas tenu compte dans votre scenario pédagogique (voir plus loin). 



Revenons également sur la notion d'obstacle à l'apprentissage


C'est en termes d'obstacles à l'apprentissage que les représentations peuvent être analysées. En quoi cette représentation va-t-elle faire obstacle à la compréhension de l'enseignement ? Les obstacles au développement de l'esprit scientifique (ou obstacles épistémologiques) ont été décrits par Bachelard dans son livre sur la formation de l'esprit scientifique (je renvoie les lecteurs intéressés aux références en bas d'article, en particulier l'ouvrage de Bachelard), je n'en citerai que deux (sur sept) ici :


  • L'expérience première : lorsque l'expérience tient lieu de compréhension. Le pittoresque, l'amusant, l'aspect impressionnant de l'expérience domine et tient lieu d'explication. Par exemple, pour expliquer l'électricité statique, on fera référence à l'expérience consistant à frotter un ballon sur son habit et le faire tenir ensuite contre le mur.
  • L'obstacle verbal : ici, ce n'est pas l'expérience, mais le mot qui tient lieu de compréhension et d'explication. Combien de fois ai-je entendu des étudiants m'expliquer les oedèmes en me disant "c'est l'osmose"... mais il n'y avait guère de compréhension derrière ce mot. 


Les obstacles à l'apprentissage ne concernent pas que les sciences telles que la biologie ou la physiologie. Dans la formation en soins infirmiers, les représentations sociales de la profession sont souvent source d'obstacle à l'apprentissage. Par exemple, si les étudiants ont une représentation de la profession comme une profession de soumission (au pouvoir médical par exemple), il sera difficile de développer leur leadership, leur capacité à prendre des décisions de soins et il s'agira d'abord de travailler sur ces représentations. 

Le rapport au savoir peut également être source d'obstacle; par exemple, si l'étudiant est persuadé que "le professionnel sait et le patient ne sait pas", il lui sera difficile d'entrer dans une relation de partenariat avec le patient (c'est probablement ce qui empêche le développement de ce type de relations, malgré le discours dominant actuel). Cette même représentation influencera grandement l'évaluation de la douleur (si le soignant sait mieux que le patient quel degré de douleur est provoqué par telle ou telle lésion). Ce dernier exemple montre qu'une même représentation peut faire obstacle à différents savoirs ou au développement de différentes compétences. 



Les notions de représentations/conceptions et d'obstacles à l'apprentissage ayant été définies brièvement, comment peut-on les utiliser dans son enseignement ? Autrement dit : 


Et concrètement ? 


Je tenterai de répondre brièvement à trois questions : comment recueillir les représentations ? comment identifier les obstacles à l'apprentissage et comment favoriser le dépassement de ces derniers ? Il est clair que la réponse à chacune de ces questions mériteraient un livre à elle seule, vous pourrez approfondir le sujet grâce à quelques références précisées au bas de l'article. 


Recueil des représentations-conceptions


Toute production, orale ou écrite, d'un étudiant peut servir au recueil des représentations, car comme mentionné plus haut, les "représentations sont à l'origine de ce que pensent, disent, écrivent, dessinent les apprenants". Il s'agit donc de prendre l'habitude de lire  les productions des étudiants ou d'écouter leur discours à la lumière des représentations. Rien de plus explicite qu'un exemple. 


Je me souviens de cette étudiante qui, dans un cours concernant les précautions à prendre pendant la grossesse à propos des médicaments me dit "il ne faut pas prendre de comprimés anti-inflammatoires, mais les suppositoires, on peut." Quelle est la conception derrière cette affirmation ? Comment se représente-t-elle l'action d'un suppositoire par rapport à l'action d'un comprimé ? Je lui demande alors de m'expliquer comment fonctionne le suppositoire anti-inflammatoire dans le cas d'un mal de tête. En m'expliquant cela, elle réalise tout à coup "ah ben non, c'est la même chose!" (Allin, 2022, p. 34)


A travers cet exemple, j'aimerais démontrer que, si l'on écoute l'étudiant dans la perspective de comprendre ses représentations, chaque élément surprenant, erroné, peut entendu dans ce sens. Commencez, par exemple, par prendre l'habitude d'écouter les questions que les étudiants vous posent dans cette perspective et, au lieu de vous précipiter dans une réponse, essayez d'en savoir plus et questionnez l'édutiant en profondeur. Au minimum, vous aurez accès à ses représentations, au mieux, vous l'amènerez, par vos questions, à trouver la réponse par lui même, à rectifier son propos et faire évoluer ses représentations, comme dans l'exemple ci-dessus. 


J'appelle cette première manière de faire "l'utilisation des représentations au quotidien". Au début, cela peut paraître difficile, mais plus vous le faites, plus cela devient aisé. 


Cela dit, on peut également rechercher les représentations à un moment précis, le plus souvent avant d'aborder un nouvel enseignement, afin d'orienter son cours vers les représentations les plus prégnantes dans le groupe. On peut le faire sous différentes formes :


  • Un questionnaire écrit (basé sur questions questions proches de la vie quotidienne, propices à faire émerger les représentations)
  • Un dessin ou un schéma
  • Un brainstorming ou un Abaque (surtout si l'on recherche des représentations sociales)
  • Un photo-langage
  • Un entretien de groupe lors du premier séminaire d'un module, par exemple


Le choix du moyen dépendra des représentations que vous cherchez (photo-langage pour des représentations sociales, questionnaire ou dessin pour des conceptions biologiques ou physiologiques, par exemple) et des conditions de votre enseignement (séminaire en petit groupe ou cours en amphi). 



Identification des obstacles à l'apprentissage


Une fois que vous avez accès aux représentations, il s'agit de les analyser en termes d'obstacles à l'apprentissage en identifiant l'écart entre les représentations et la pensée scientifique. L'obstacle peut être épistémologique (Voir Bachelard 1989), affectif (par exemple l'absence de sens donné à l'enseignement ou une expérience scolaire passée "j'ai toujours été nulle en mathématiques, comment puis-je comprendre les statistiques?") ou encore issu des représentations sociales comme celles liées à la profession infirmière. 


Je vais là encore prendre un exemple issu de mon dernier ouvrage (Allin,2022).


Lors d'un cours à propos de l'évaluation de la douleur, je rencontre des difficultés, avec quelques étudiants, à faire passer la notion de score de la douleur donné par le patient lui-même, certains d'entre eux objectant que les patients exagèrent parfois leur douleur (...)Qu'y a-t-il derrière cette formulation ? On peut inférer que l'étudiant pense que l'hétéro-évaluation est plus fiable que l'auto-évaluation; on peut également inférer qu'il pense que les opiacés sont dangereux et qu'il ne faut pas en abuser en post-opératoire; on peut également émettre l'hypothèse qu'il pense que certains patients manifestent leur douleur de manière exagérée (le syndrome transalpin n'est peut-être pas très loin) ou qu'il pense que la douleur est une épreuve, divine ou pas et qu'il faut la supporter pour grandir ("tu enfanterais dans la douleur"). Quelques soient les conceptions sous-jacentes et leurs origines, elle feront obstacles à l'évaluation de la douleur puisque l'étudiant risque fort d'avoir un jugement personnel sur la douleur du patient, jugement qu'il considèrera comme plus pertinent que le point de vue du patient lui-même. (Allin, 2022, pp. 34 et 43).


La bonne nouvelle dans cette histoire, c'est que les représentations et les obstacles à l'apprentissage se retrouvent souvent les mêmes pour un même enseignement. Dès lors, lorsque vous aurez enseigné plusieurs fois les mêmes notions, vous vous apercevrez que les étudiants se suivent et se ressemblent et vous serez à même d'anticiper les obstacles à l'apprentissage, du moins les plus fréquents.



Dépassement des obstacles


Giordan (1996 et autres ouvrages) a eu une formule qui résume la manière de favoriser le dépassement des obstacles; c'est son fameux "faire avec pour aller contre", autrement dit, considérer les représentations des étudiants pour les faire évoluer. Et comment fait-on cela me demanderez-vous ? 


Il s'agit de mettre l'étudiant, ou le groupe d'étudiants en conflit cognitif en créant une situation didactique dans laquelle sa/leur représentation  ne fonctionne pas. Giordan a montré qu'un grand nombre de personne ont une représentation du système digestif erronée et distinguent deux voies digestives à partir de l'estomac, une pour les solides et une pour les liquides, c'est à dire qu'ils dessinent un tuyau allant directement de l'estomac à la vessie. Mettre les personnes qui ont cette représentation en conflit cognitif, c'est, par exemple leur demander comment ils expliquent que leur taux d'alcolémie augmente lorsqu'elles boivent quelques bières! Leur représentation directe estomac-vessie ne fonctionne plus. Il faut alors déconstruire et reconstruire une conception plus proches de la connaissance scientifique. 


On peut également mettre les étudiants en conflit socio-cognitif, à savoir favoriser des échanges et discussions entre personnes n'ayant pas la même conception. Les débats seront denses, parfois bruyants, mais il y a fort à parier que les représentations évolueront. Le rôle de l'enseignant ici est de garantir le respect de la parole de chacun, mais c'est une autre histoire. 


Il y a de nombreuses manière d'organiser le conflit cognitif ou socio-cognitif et c'est là que vous pouvez faire preuve de créativité.

Je prendrai un exemple en auditoire, car c'est toujours plus difficile à organiser pour des grands groupes d'étudiants. Vous pouvez, par exemple, faire voter les étudiants sur des affirmations (type Abaque), en utilisant des outils de televoting, attribuer une couleur à chaque affirmation et organiser un moment d'échanges, avant ou après la pause pour éviter les mouvements trop nombreux. A la sortie de l'auditoire, les étudiants prennent une pastille de couleur correspondant à leur réponse et ont pour mission d'échanger (selon une consigne à définir en fonction du sujet) avec des personnes qui ont une autre couleur. Au retour de la pause, vous pourrez faire un deuxième vote et mesurer l'évolution des représentations. 



Pour conclure, je reviens sur le lien entre obstacle à l'apprentissage et apprentissage critique


Nous l'avons vu lors d'un précédent billet, un apprentissage critique, selon Tardif, "correspond à une réorganisation cognitive ou à l'intégration de nouvelles règles ou de nouveaux principes (...) chaque niveau de développement d'une compétence est spécifié par des apprentissages critiques qui correspondent à  des changements cognitifs irréversibles" (Poumay et al., 2017, p. 25). J'ajoute, personnellement, que les changements peuvent également être de nature affective et pas seulement cognitive, puisqu'une compétence mobilise différentes ressources, comme des savoirs, mais également des valeurs et des attitudes.

Connaître les obstacles à l'apprentissage récurrents peut nous aider à formuler des apprentissages critiques, ces derniers pouvant être formulés en termes de franchissement de ces obstacles récurrents. 



Références


Adam, P. & Herzlich, C. (2017). Sociologie de la maladie et de la médecine. Paris : Armand Colin, 128.

Allin, A.C. (2022). Bien maîtriser ses gammes pour improviser. Fondements et innovations pédagogiques en formation infirmière. Lausanne : La Source.

Bachelard, G. (1989). La formation de l'esprit scientifique. Paris : Vrin.

Astolfi, J.P. & Develay, M. (1989). La didactique des sciences. Paris : PUF, Que sais-je.

Giordan, A. (1996). L'enseignement scientifique, comment faire pour que ça marche ? Nice : Z'éditions

Jodelet, D. (1989). Folies et représentations sociales. Paris: PUF

Jodelet, D. (2003). (DIR). Les représentations sociales. Paris : PUF.

Mannoni, P. (2006). Les représentations sociales. Paris : PUF, Que sais-je.

Poumay, M., Tardif, J. & Georges, F. (2017). Organiser la formation à partir des compétences, un pari gagnant pour l'apprentissage dans le supérieur. Bruxelles : De Boeck Supérieur.