Comment et pourquoi formuler des apprentissages critiques ?

J'ai publié, en août 2022, un premier billet concernant les apprentissages critiques (AC). Je pense qu'il est temps de nous y attarder à nouveau. En effet, dans la révision des programmes de soins infirmiers en Suisse romande, plusieurs Hautes Ecoles ont utilisé cette notion, qui reste toutefois difficile à apprivoiser.


Dans ce billet, je reviens sur deux questions fondamentales dans l'utilisation des AC : comment les formuler et à quoi vont-ils servir ? et je vous propose quelques principes méthodologiques au service des AC et de l'approche par compétences.

Enigme : quel est la signification de l'image illustrant ce billet ? 

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Commençons par les questions de formulation d'un apprentissage critique (AC)


La formulation d'un apprentissage critique n'est pas simple. Rappelons que, selon Poumay et al (2017), un apprentissage critique est un apprentissage qualitatif correspondant à une réorganisation cognitive (j'ajoute "ou affective") ou à l'intégration de nouvelles règles ou de nouveaux principes. Ces changements cognitifs ou affectifs sont irréversibles et spécifient chaque niveau de développement de la compétence. Comment définir cette réorganisation cognitive nécessaire au développement d'un niveau de compétence donné ?


En lisant les exemples d'AC présentés dans les livres de référence, j'ai constaté que parfois, ils étaient très proches d'un objectif centré sur la matière, non seulement par leur forme - ce qui est normal -, mais également dans leur contenu, et que j'avais de la peine à identifier en quoi ils étaient "critiques".

En travaillant avec une équipe pédagogique à la formulation d'AC , je me suis rendue compte que l'exercice était plus ou moins facile et dépendait grandement des éléments à prendre en considération en amont (cométence, niveau de développement, composantes essentielles). Il m'a semblé que la formulation des AC était facilitée si :

  • Les compétences visées sont concrètes; par exemple si la compétence est centrée sur la conception et la réalisation d'interventions de soins, il est plus facile d'élaborer des AC que si la compétenc est centrée sur un positionnement professionnel, des attitudes, le développement d'un leadership.
  • La progression est claire entre les niveaux de développement de la compétence; par exemple, il est plus facile de formuler un AC si la différence entre les niveaux est clairement identifiable (augmentation de l'autonomie, augmentation de la complexité, par exemple ou situations professionnelles différentes), car l'AC peut intégrer cette différence. 
  • Les composantes essentielles de la compétence ne sont pas trop nombreuses ni trop disparates.

Dans le cas contraire, la formulation d'AC me semble plus difficile et moins satisfaisante. Comme le référentiel de compétences est souvent un "donné", il est nécessaire de faire avec et donc de formuler des apprentissages s'avérant plus ou moins critiques!


Ce préalable étant posé, comment peut-on s'y prendre pour formuler des apprentissages critiques ? Le schéma ci-dessous montre les éléments à prendre en considération, à savoir :

























  • Les compétences : la compétence et le niveau visé, ainsi que les composantes essentielles pertinentes pour le niveau visé. J'ajoute encore les AC des niveaux de développement inférieurs (niveau novice lorsque l'on formule des AC de niveau intermédiaire et niveaux novice et intermédiaire lorsqu'on formule des AC pour le niveau compétent). 
  • Les situations : une ou plusieurs situation(s) professionnelle(s) issue(s) d'une famille de situations.
  • Le processus d'apprentissage de l'étudiant : et c'est principalement en tenant compte de cet élément que l'apprentissage sera réellement critique ; quel est ou quels sont les sauts cognitifs ou affectifs que l'étudiant doit réaliser pour changer de niveau de compétence ? Quels sont les obstacles fréquemment rencontrés par les étudiants dans ce domaine ? Quel est le progrès significatif qui démontrera que l'étudiant a changé de niveau ? Quels sont les principes incontournables à maîtriser ?


Le schéma suivant propose un exemple concret (en violet, l'AC étant au centre du triangle), issu du référentiel de la filière infirmière au sein de la HES-SO; 

























Dans cet exemple, je n'ai mentionné qu'une situation professionnelle, qui sera également utile au choix des modalités pédagogiques (voir plus loin), mais d'autres pourraient également être au service du développement de cette compétence. De même, je n'ai choisi qu'un obstacle à l'apprentissage, relativement fréquent, comme élément lié au processus d'apprentissage de l'étudiant, mais j'aurais pu choisir d'autres éléments, comme le rapport au savoir/rapport au pouvoir par exemple. 


La seconde question que je souhaite aborder est la suivante : à quoi cela sert-il de formuler des apprentissages critiques ?

Autrement dit "formuler des AC...et après?" Il est fréquent d'observer un gap entre la logique des compétences et des apprentissages critiques et la logique des contenus (j'ai déjà abordé cela dans différents billets antérieurs). C'est pourquoi je rappelle qu'un AC oriente non seulement le choix des contenus à travailler avec les étudiants, mais également les modalités d'enseignement ET les modalités d'évaluation. Voir à ce propos mon billet sur la cohérence pédagogique d'un programme et celui sur la cohérence d'une séquence de cours ou d'une séquence d'enseignement clinique.

























S'il n'y a pas de lien visible et explicite entre la formulation des AC et les modalités et contenus d'enseignement ainsi que les modalités d'évaluation, alors les compétences et les AC peuvent être considérées comme des alibis permettant de faire croire que l'on se situe dans une approche par compétences alors qu'il n'en est rien. 

En revanche, se laisser guider par les AC, leur "faire confiance" pour orienter l'enseignement permettra aux enseignants de développer toute leur créativité pédagogique et aux étudiants  de développer réellement leurs compétences et non seulement d'acquérir des connaissances.

Par exemple, l'AC présenté sur le deuxième schéma pourra être travaillé en abordant la notion de partenariat, mais également le modèle de soins fondés sur les forces, l'empowerment du patient ou le rapport au savoir du soignant; on travaillera avec les étudiants sous forme de jeux de rôle ou en simulation, ou encore à partir de témoignages de résidents en EMS préalablement enregistrés. Cet AC pourra également être travaillé en stage. Quant à son évaluation, elle pourra se réaliser également en simulation, à travers une étude de cas ou en stage. 


J'espère que ces quelques principes seront utiles à celles et ceux qui utilisent la notion d'apprentissage critique et donneront envie d'essayer à celles et ceux qui ne l'ont pas encore expérimentée. N'hésitez pas à m'envoyer vos retours, questions, satisfactions, difficultés en utilisant le formulaire de contact. Je dois vous faire un aveu, lectrices et lecteurs : j'aurais voulu créer un forum de discussion, mais mes compétences numériques ont leurs limites et mes tentatives sont restées vaines, c'est pourquoi je vous propose de passer par le formulaire de contact 😉



Références

Poumay, M., Tardif, J., & Georges, F. (Dir.) (2017). Organiser la formation à partir des compétences, un pari gagnant pour l'apprentissage dans le supérieur. Bruxelles : De Boeck supérieur.

Poumay, M. & Georges, F. (2022). Comment mettre en oeuvre une approche par compétences dans le supérieur ? Bruxelles : De Boeck Supérieur.


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