Cohérence ou co-errance pédagogique

A l'instar d'une oeuvre musicale dans laquelle la participation de chaque instrument, chaque voix, est en cohérence avec les autres instruments, les autres voix afin de créer l'harmonie, les différents éléments d'un programme ou d'un module de formation doivent être cohérents les uns par rapport aux autres. Cela semble une évidence, dans la réalité, ce n'est pas toujours le cas et les différents éléments (compétences, apprentissages critiques, contenus, modalités d'enseignement-apprentissage et modalités d'évaluation) semblent parfois déconnectés les uns des autres. 

Sans cette cohérence interne, le risque est grand de provoquer une co-errance, dans laquelle enseignants et étudiants se perdent. 

Comment assurer cette cohérence et éviter la co-errance, C'est l'objet de ce billet.

Commençons par donner un exemple concret afin d'illustrer la co-errance.


Vous avez conçu tout ou partie d'un programme en utilisant l'apprentissage par problèmes (APP), ceci, afin de former les étudiants à analyser des problèmes, à identifier les connaissances nécessaires pour les résoudre, à chercher les connaissances qui leur manquent et à les synthétiser pour résoudre un problème donné. Tout au long du semestre, les étudiants se plient, bon gré mal gré, à cet exercice, au delà des connaissances nouvelles, ils développent des compétences de recherche et de collaboration importantes pour leur vie professionnelle future; au fil du semestre, ils sont de plus en plus à l'aise et habiles, c'est super, en tant qu'enseignants vous êtes très satisfaits. Mais vous n'avez pas pris le temps de penser la cohérence interne, et, pour l'examen de fin de module, vous faites comme d'habitude, un test QCM, individuel, concernant les connaissances principales liées aux problèmes étudiés. Si les questions sont particulièrement pertinentes et ciblent les connaissances prioritaires, la majorité des étudiants réussiront le test, peut-être avec un brin d'amertume car tout un pan de ce qu'ils auront développés (utilisation des références, recherche dans la documentation, tri des connaissances utiles, collaboration en équipe...) n'aura pas été évaluée par le test QCM. Ce n'est pas si grave me direz-vous, l'essentiel est qu'ils aient acquis les connaissances! En effet, on pourrait se contenter de cela, mais il y a de forts risques qu'au semestre suivant, les étudiants ne fassent plus les efforts liés à l'APP et qu'ils se contentent de demander aux étudiants aînés leurs résumés, leurs cartes conceptuelles et présentent cela lors des séances retour (je parle d'expérience). Ils auront bien raison, puisque c'est le résultat du processus qui est évalué -donc qui semble important pour la formation - et non le processus lui-même, autant aller au plus court et faire l'impasse d'un processus laborieux. Lors des évaluations du programme par les étudiants, il y fort à parier que ces derniers remettront en question l'approche choisie (APP), la considèreront comme une perte de temps - "si les enseignants enseignaient, on pourrait aborder bien plus de connaissances et on saurait ce qui est important" - et demanderont un retour aux cours magistraux. 


En revanche, si vous choisissez une autre modalité d'évaluation - par exemple, un nouveau problème à résoudre, en équipe et avec documents ouverts en 3 heures, qui mobilise différentes connaissances développées en cours de semestre tout en nécessitant quelques nouvelles connaissances à rechercher - l'évaluation sera cohérente avec la modalité d'enseignement-apprentissage et les étudiants continueront, très probablement, à s'investir dans l'APP dans les semestres suivants. 


Cet exemple vous parle ? Alors allons plus loin et décortiquons les différents éléments d'un programme devant être en cohérence les uns avec les autres, à savoir :


  • Compétences-composantes essentielles-apprentissages critiques
  • Compétences-apprentissages critiques-ressources  (contenus)
  • Compétences-apprentissages critiques-modalités d'enseignement-apprentissage
  • Compétences-modalités d'enseignement-modalités d'évaluation


Ce sont là les principales sources de cohérence ou d'incohérence, que je développe ci-dessous. 


Compétences-composantes essentielles-apprentissages critiques


Un premier travail de cohérence concerne le lien entre les compétences, ses composantes essentielles et les apprentissages critiques, ou objectifs si vous n'avez pas adopté la notion d'apprentissages critiques (voir mon billet sur les apprentissages critiques). Lorsque j'analyse des documents de programmes, j'observe souvent un premier gap entre les compétences et les apprentissages critiques (ou les objectifs). Ce premier gap est dû à l'importance que les équipes donnent aux contenus. Je m'explique : les enseignants commencent par poser les compétences visées, puis "sautent" directement aux contenus, ceux que l'on a toujours enseignés, pour formaliser les apprentissages critiques ou les objectifs. C'est plus rassurant. En effet, en faisant abstraction des contenus dans un premier temps  pour se focaliser sur les apprentissages critiques (je rappelle ci-dessous ce qu'est un apprentissage critique), on peut y avoir des surprises et découvrir la nécessité de réorganiser complètement différemment les contenus. C'est bien l'opportunité ET la difficulté qu'offre une approche par compétence.


Selon Poumay, Tardif et Georges, 2017, un apprentissage critique est un apprentissage qualitatif correspondant à une réorganisation cognitive (j'ajoute "ou affective") ou à l'intégration de nouvelles règles ou de nouveaux principes. Ces changements cognitifs ou affectifs sont irréversibles et spécifient chaque niveau de développement de la compétence.


Si vous vous situez dans une approche par compétences, ne court-circuitez pas cette première étape de cohérence et oubliez, pour un temps, les sacro-saints contenus! Si vous ne prenez pas ce temps, les compétences ne seront plus que des alibis dans votre programme, alibi dont on pourrait aisément se passer. 


Compétences-apprentissages critiques-ressources


Le deuxième travail de cohérence concerne le lien entre compétences, apprentissages critiques et ressources. Je parle volontairement de ressources plutôt que de contenus car cela permet d'élargir sa vision et de penser à la fois aux ressources internes (connaissances, habiletés, méthodes, attitudes...) et externes (banques de données, internet, livres, vidéos, collègues, enseignants...). Voir mon billet sur la place des contenus dans la formation


Si les apprentissages critiques ont été bien formulés, vous pouvez vous concentrer sur le lien entre ces derniers et les ressources. Est-ce que tous les contenus que vous avez listés permettent d'atteindre les apprentissages critiques ? Ou certains n'ont-ils aucun lien avec les compétences et les apprentissages critiques ? Manque-t-il des ressources (internes ou externes) pour travailler ces apprentissages critiques ? Si vous faites réellement ce travail, vous devriez immanquablement avoir des surprises et devoir réorganiser vos contenus différemment des programmes précédents. Ce travail de cohérence entre apprentissages critiques et ressources vous placera résolument dans une approche par compétences, cela vaut l'effort, non ?

Pour un exemple concret, voir Décliner un programme par compétences).


Compétences-apprentissages critiques-modalités d'enseignement-apprentissage


Le choix d'un programme en  approche par compétences implique de facto des modalités d'enseignement-apprentissage différentes. Il n'est guère cohérent de ne choisir qu'une modalité transmissive (cours magistraux) dans un programme par compétences. Si vous faites ce choix, vous laissez toute la responsabilité du développement des compétences aux étudiants; certains y arriveront, d'autres pas. Des modalités telles que l'apprentissage par problèmes, la simulation, les projets... sont mieux adaptées à l'approche par compétences.


Cela étant dit, le troisième travail de cohérence consiste à aller plus loin et à choisir les modalités d'enseignement-apprentissage cohérentes avec la compétence ou les compétences visées dans un module ou une unité d'enseignement, et avec les apprentissages critiques visés. Par exemple, si l'un des apprentissages est de prendre sa place, en tant qu'infirmier dans une équipe interprofessionnelle, la simulation sera une modalité particulièrement appropriée, pour autant que l'ensemble des étudiants puisse être acteur de la simulation, à un moment ou un autre. Si l'un des apprentissages critiques vise l'évolution des représentations de la profession, une modalité d'enseignement centrée sur la confrontation - entre pairs, avec des professionnels, avec des chercheurs - confrontation bienveillante,  sera particulièrement pertinente. 


Compétences-modalités d'enseignement-apprentissage- modalités d'évaluation


Je reviens sur l'exemple présenté au début de ce billet pour rappeler que le quatrième travail de cohérence consiste dans le choix des modalités d'évaluation qui doivent être non seulement en cohérence avec les contenus (la centration habituelle sur les contenus fait que c'est en général le cas), mais également avec les compétences visées et les modalités d'enseignement-apprentissage utilisées. Dans le choix des modalités d'évaluation, tous les éléments doivent être en cohérence et c'est là une difficulté non négligeable, d'autant plus que, lors de la conception d'un programme, l'évaluation (je parle bien de l'évaluation des prestations de l'étudiant et pas de l'évaluation de la formation elle-même, ce qui est un tout autre sujet) est souvent pensée rapidement, toute l'énergie et la réflexion ayant été centrée sur les étapes précédentes et leur opérationnalisation dans une planification de cours. Or l'évaluation devrait être pensée en parallèle avec les autres étapes, dès le début de la réflexion. 

Comme pour les modalités d'enseignement-apprentissage, le choix d'une approche par compétences implique des modalités d'évaluation particulièrement adaptées (simulation, élaboration de projets, portfolio, entre autres). 


Pour conclure, je dirais que ce travail de cohérence interne est un travail essentiel lors de la conception d'un programme de formation, d'un module, d'une unité d'enseignement, mais également au moment de leur évaluation. La cohérence doit être pensée et travaillée, si possible en équipe pédagogique, si l'on ne veut pas que la co-errance prenne sa place chez les étudiants et chez les enseignants. 


Ce billet vous a intéressés, perturbés, irrités ? Faites l'exercice, prenez un module, une unité d'enseignement, un programme et analysez-les en regard de la cohérence interne. Posez un regard critique et identifiez les zones d'incohérence, vous en trouverez certainement. Si vous êtes dans une étape de conception de programme, profitez de cette opportunité pour soigner la cohérence interne de votre programme. 



Références

Poumay, M & Georges, F (2022). Comment mettre en oeuvre une approche par compétences dans le supérieur ? Bruxelles : De Boeck Supérieur.

Poumay, M., Tardif, J., & Georges, F. (Dir.) (2017). Organiser la formation à partir des compétences, un pari gagnant pour l'apprentissage dans le supérieur. Bruxelles : De Boeck supérieur.

Pelaccia, T. (DIR) (2016). Comment (mieux) former et évaluer les étudiants en médecine et en sciences de la santé?. Bruxelles : De Boeck Supérieur. 

Scallon, G, (2004). L'évaluation des apprentissages dans une approche par compétences. Montréal : ERPI

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