Depuis quelques années, je travaille avec la notion d’apprentissage critique et j’encourage les équipes pédagogiques qui travaillent en approche par compétences à l’utiliser dans leurs programmes de formation et leurs séquences d’enseignement. J’ai déjà écrit plusieurs billets à ce sujet.
M’étant quelque peu éloignée de la définition que Jacques Tardif a donné aux apprentissages critiques en 2006, j’ai éprouvé le besoin d’échanger avec lui à ce propos. Nous avons donc eu, récemment, un entretien et le billet que je vous propose aujourd’hui résulte de cet échange et fait le point sur la notion d’apprentissage critique aujourd’hui.
Si vous lisez ce billet, c’est que vous enseignez probablement dans un programme basé sur l’approche par compétences. Dès lors avez-vous déjà réfléchi au rôle des apprentissages critiques dans votre programme et vos séquences pédagogiques ? Ces apprentissages sont essentiels, non seulement pour aider les étudiants à progresser dans le développement de leurs compétences, mais aussi - et les deux sont liés - pour transformer durablement leur façon de penser et d’agir. Pourtant, ils sont encore trop rarement utilisés de manière explicite et restent souvent mal compris ou insuffisamment exploités dans la pratique enseignante.
Dans ce billet, je vous propose de ré-explorer la notion d’apprentissage critique, de comprendre son importance dans le développement des compétences, et de réfléchir à la manière dont vous pouvez l’intégrer dans vos programmes, modules et enseignements.
Qu’est-ce qu’un apprentissage critique ?
Pour commencer, rappelons la définition donnée par Tardif (2006, p. 55) : un apprentissage critique est « de nature qualitative et correspond à une réorganisation cognitive ou à l’intégration de nouvelles règles ou de nouveaux principes ». Tardif ajoute que « chaque niveau de compétence est spécifié par des apprentissages critiques qui correspondent à des changements cognitifs irréversibles ». (Poumay, Tardif & Georges, 2017, p. 25). En d’autres termes, il s’agit d’un apprentissage qualitatif qui modifie en profondeur la manière dont un étudiant perçoit un objet d’apprentissage ou une compétence. Ces transformations sont permanentes et marquent des étapes clés dans le développement des compétences.
Cette définition de 2006, mise à l’épreuve de la réalité, a été élargie par différents auteurs. Poumay & Georges (2022) précisent par exemple que « les apprentissages critiques correspondent à des changements majeurs du regard des étudiants sur leur environnement, à de réelles prises de conscience » (p. 38) ; dans le même ouvrage, ils précisent également que « les apprentissages critiques sont complexes et le plus souvent interdisciplinaires. (...) et naissent de la combinaison de plusieurs éléments qui viennent perturber la façon dont on abordait précédemment une problématique donnée. Ils impliquent toujours l’intégration de différents types de ressources ». (p. 39).
De mon côté, j’ai développé le lien entre apprentissages critiques et obstacles à l’apprentissage. L’apprentissage critique serait à l’approche par compétences ce que l’objectif-obstacle (Astolfi & Develay, 1989) est à la pédagogie par objectifs. Les obstacles à l’apprentissage rencontrés habituellement par les étudiants, face au développement d’une compétence, pouvant être des indicateurs précieux pour identifier les apprentissages critiques. Lorsque les étudiants sont confrontés à un obstacle récurrent, c’est souvent le signe qu’un apprentissage critique est nécessaire pour les aider à dépasser ce dernier et les guider vers un changement de regard en profondeur.
Lors du récent entretien avec Jacques Tardif mentionné en introduction, nous avons confronté nos points de vue et constaté que nous avions la même vision de la notion d’apprentissage critique et nous avons mis en exergue l’une des caractéristiques principales de ces apprentissages, à savoir leur permanence. Une fois réalisés, ils changent pour toujours la vision de l’apprenant. Atteindre cette permanence nécessite un apprentissage en profondeur, interdisciplinaire impliquant une réelle réorganisation cognitive - j’ajoute "et affective", car il y a très souvent une dimension affective dans un apprentissage critique - chez l’apprenant.
Comment identifier les apprentissages critiques dans votre pratique ?
Prenons un exemple déjà évoqué dans d'autres billets : dans la formation infirmière, une compétence clé consiste à établir une relation de partenariat avec les patients. Si les étudiants ont une conception « paternaliste » de la relation soignant-soigné et sont persuadés que leur rôle consiste à enseigner au patient ce qu’il doit savoir sur sa maladie et son traitement, cette conception peut devenir un obstacle à la compétence visée. Tant qu’ils considèrent que le professionnel "est celui qui sait", ils ne pourront pas construire une relation de partenariat basée sur l’échange et la reconnaissance mutuelle des savoirs (le plus souvent théoriques pour le professionnel, expérientiels pour le patient). Dans ce cas, l’apprentissage critique consistera à dépasser cette croyance limitante. Une fois que l’étudiant comprend que chaque acteur - patient et professionnel - apporte un savoir spécifique, ainsi que des valeurs, des représentations, des expériences différentes et qu’ils s’enrichissent mutuellement, il opère une transformation durable de sa vision et pourra se situer désormais dans une relation de partenariat et ne reviendra pas à sa conception précédente.
Pour identifier ces apprentissages critiques dans votre propre enseignement, posez-vous les questions suivantes :
Ces questions vous aideront à formuler des apprentissages critiques visant des transformations profondes et permanentes.
Mais allons un pas plus loin : en effet, formuler des apprentissages critiques n’est pas suffisant. au-delà de leur identification et formulation, il s’agit de se questionner sur leur impact dans les programmes et dans votre enseignement. Je rappelle ici des éléments déjà abordés dans d’autres billets (Pourquoi et comment formuler des apprentissages critiques, Cohérence ou co-errance, cohérence pédagogique II, entre autres).
Quel est l’impact des apprentissages critiques sur votre enseignement ?
Travailler avec les apprentissages critiques implique de revoir en profondeur vos pratiques pédagogiques. Cela modifie non seulement ce que vous enseignez, mais aussi comment vous l’enseignez et comment vous l’évaluez. Voici quelques pistes de réflexion concernant :
Les apprentissages critiques vous aideront à prioriser et réorganiser les contenus essentiels. En effet, de par leur caractère interdisciplinaire (voir ci-dessus), les apprentissages critiques imposent de prioriser et réorganiser les contenus d’enseignement différemment et d’aborder, au sein d’une même séquence pédagogique, des ressources différentes (savoirs issus de différentes disciplines, habiletés, méthodes, attitudes...) ressources que vous n'auriez pas forcément travaillées dans le même cours dans une approche plus traditionnelle de l'enseignement. Travailler réellement avec les apprentissages critiques va faire exploser la logique disciplinaire, que vous ne connaissez que trop bien. Il faut vous y préparer !
Les apprentissages critiques vont également orienter votre manière d’enseigner. Par exemple, si l’apprentissage critique vise à passer d’une vision individuelle et professionnelle de la prise en soins à une vision collective et interprofessionnelle, vous organiserez, par exemple, des activités de simulation en équipe interprofessionnelle (ce qui nécessitera peut-être de collaborer avec d’autres instituts de formation). Vous pourrez également organiser des tables rondes avec des intervenants de différentes professions. En effet, il ne suffit pas de discourir sur la collaboration interprofessionnelle pour que la transformation s’opère. Voir à ce sujet mon billet sur la cohérence pédagogique.
Enfin, les apprentissages critiques doivent influencer les modalités d’évaluation. Une évaluation cohérente doit mesurer non seulement les savoirs acquis, mais aussi les changements cognitifs et affectifs réalisés par l’étudiant, autrement dit, les compétences développées. Par exemple, si vous avez travaillé sur la collaboration interprofessionnelle, une simple évaluation écrite ne permettra pas de vérifier si les étudiants ont réellement intégré cette compétence. Vous pourriez par exemple organiser une évaluation avec grille critériée, basée sur la réalisation d’une activité collaborative ou l'analyse d'une séquence vidéo d'activité collaborative. Autrement dit, les stratégies d’évaluation sont guidées par les apprentissages critiques, les contenus enseignés ET les stratégies d’enseignement.
La figure ci-dessous résume mon propos en plaçant les apprentissages critiques au centre du processus d'élaboration de l'enseignement dans une approche par compétence.
Convaincus ? Par quoi allez-vous commencer ?
Intégrer les apprentissages critiques dans votre enseignement peut sembler un défi de taille et c'est le cas, mais c’est aussi une opportunité de donner plus de sens à vos interventions pédagogiques et permettre concrètement aux étudiants de développer des compétences.
Par quoi allez-vous commencer ? En identifiant les obstacles spécifiques des étudiants, en adaptant vos contenus et modalités pédagogiques, ou en repensant vos évaluations, vous contribuez à transformer durablement leur vision et leurs compétences.
Alors, quels apprentissages critiques pourriez-vous mettre en avant dans vos prochaines séquences d’enseignement ? Quels obstacles récurrents observez-vous chez les étudiants qui nécessitent un apprentissage critique pour leur dépassement ? Quelles modalités d'enseignement allez-vous utiliser pour favoriser l'atteinte d'un apprentissage critique ? Comment allez-vous évaluer l'atteinte d'un apprentissage critique et le développement des compétences des étudiants ? Je serais ravie de lire vos réflexions et de répondre à vos questions. N’hésitez pas à utiliser le formulaire de contact pour poursuivre la discussion. À bientôt !
Références
Astolfi, J.P. & Develay, M. (1989, 1ère éd.). La didactique des sciences. Paris : PUF Que sais-je
Poumay, M. Taardif, J. & Georges, F. (Dir.) (2017). Organiser la formation à partir des compétences. Un pari gagnant pour l’apprentissage dans le supérieur. Bruxelles : de Boeck supérieur.
Poumay, M. & Georges, F. (2022). Comment mettre en œuvre une approche par compétences dans le supérieur ? Bruxelles : de Boeck supérieur.
Tardif, J. (2006). L’évaluation des compétences. Documenter le parcours de développement. Montréal : Chenelière Education.